Le cinéma flamand: une professionnalisation qui porte ses fruits
Il aura fallu du temps et beaucoup d’insistance de la part des réalisateurs et des producteurs pour qu’un véritable fonds dédié au cinéma voie le jour en Flandre. Mais après un départ tardif, les progrès réalisés par la Région dans ce secteur en vingt ans sont en tous points remarquables.
Impossible cette année, lors du lancement du plus célèbre festival de cinéma au monde, de passer à côté des gros titres. Pendant plusieurs jours, la presse n’a eu d’yeux que pour la Belgique, qui «marquait l’histoire du festival». Et pour cause: pas moins de trois films (un record) concourraient pour la Palme d’or! Le pays rentrera finalement de La Croisette avec trois distinctions dans son escarcelle.
C’était la première fois que des cinéastes flamands remportaient la même année le prix du Jury (Les Huit Montagnes) et le Grand prix (Close) – le deuxième après la Palme d’or. Et pour couronner le tout, le dernier film des frères Dardenne – une coproduction flamande – remportait le Prix spécial du 75e anniversaire.
© Gareth Cattermole / GettyImages
«Ce n’est pas un miracle, nous n’avons pas encore trouvé le Saint-Graal», ironisait Karla Puttemans, du Fonds audiovisuel de Flandre (VAF). «Il faut y voir la combinaison de plusieurs facteurs: des circonstances favorables, du talent et le soutien apporté au secteur. Nous jouissons actuellement d’une très bonne réputation à l’étranger.»
Sang, sueur et larmes
Il n’en a pas toujours été ainsi. Karla Puttemans est la responsable «contenu» du VAF, un organe qui gère les financements alloués aux films, aux séries télévisées et aux jeux vidéo, et qui offre également un accompagnement personnalisé aux jeunes cinéastes. Karla joue un rôle unique dans l’organisation: elle était là dès le début, lorsque le VAF a été fondé en 2002, mais a également contribué aux efforts de lobbying ayant conduit à sa création 10 ans plus tôt.
Au début des années 1990, la Flandre n’avait pas de véritable industrie cinématographique. Même si le financement de projets auprès du gouvernement fédéral était techniquement disponible depuis les années 1960, il était bien malaisé de trouver son chemin dans les méandres administratifs de la procédure. Les sociétés de production étaient peu nombreuses et l’aide structurelle inexistante. Les films réalisés à l’époque l’ont été grâce à la persévérance des cinéastes et de producteurs, qui ont versé sang, sueur et larmes.
Stijn Coninx: Dans les années 1980, on produisait environ trois films par an
«Vous aviez un producteur, parfois un assistant, et c’était tout!», explique le réalisateur Stijn Coninx. Amusé, il se souvient avoir participé au mouvement qui réclamait du début des années 1990 la création d’une fondation. «Dans les années 1980, on produisait environ trois films par an. J’ai été l’assistant-réalisateur de presque tous les films réalisés pendant cette période.»
Le secteur à la manœuvre
De nombreux producteurs et cinéastes ont participé à la professionnalisation du secteur, dont Harry Kümel, pionnier du film d’horreur flamand et Robbe De Hert, figure clé de la scène anversoise –le centre névralgique du cinéma flamand à l’époque.
Le partenariat public-privé Flanders Image a été créé en 1990 pour promouvoir le cinéma régional à l’étranger. Le mouvement n’en était alors qu’à ses balbutiements. Il n’a vraiment pris son envol que quelques années plus tard avec la nomination de Daens aux Oscars. Le biopic de 1992 sur le célèbre prêtre d’Alost, condamné par l’Église catholique au XIXe siècle pour le rôle déterminant qu’il avait joué dans les révoltes ouvrières de Flandre, a été le premier film flamand nommé pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.
Après deux projets très différents, Hector et Koko Flanel, deux comédies mettant en scène le célèbre comédien flamand Urbanus et devenues incroyablement populaires auprès des cinéphiles, Coninx en était à son troisième long métrage. «Du jour au lendemain, un million de Flamands se sont mis à consommer du cinéma flamand! À l’époque, c’était énorme!»
Le succès international de Daens est arrivé quelques années plus tard. «Ce fut la prise de conscience de notre potentiel», analyse Stijn Coninx. Les parties prenantes du secteur ont commencé à contacter les différents cabinets du gouvernement flamand. «On leur a demandé d’agir, poursuit-il, au risque de nous voir quitter le pays pour aller faire nos films sur des terres plus accueillantes.»
Vision linéaire
Le gouvernement régional a rapidement créé le Fonds Cinéma. C’était un bon début, mais cet organe était trop ancré dans l’administration et manquait d’une approche globale. «C’était une vision très linéaire du financement », confirme Klara Puttemans, qui travaillait alors au département audiovisuel d’une agence spécialisée en droits d’auteur. «Ils étaient focalisés sur la sélection des projets et leur financement. Or, notre mouvement visait à créer un institut du film indépendant, comme il en existait alors dans les pays nordiques. Nous les enviions beaucoup, car ils ne se contentaient pas de subventionner les films, mais s’impliquaient aussi dans une foule d’activités destinées à créer un environnement propice à la valorisation des productions.»
Il aura fallu attendre près de dix ans pour que ce rêve se réalise, lorsque le VAF/Fonds Cinéma est né. Dans l’intervalle, deux producteurs clés –Pierre Drouot et Erwin Provoost– se sont rendus à Los Angeles pour étudier le processus de réalisation d’un film de A à Z, dans l’une des plus grandes industries cinématographiques du monde. Ils ont même réussi à convaincre Frank Daniel, célèbre script doctor de Hollywood, de venir en Flandre pour y donner des cours sur l’écriture de scénarios! L’influent Jaco Van Dormael, par exemple, a suivi ses enseignements. Coninx, qui a lui-même étudié l’écriture de scénarios en France, qualifie cette période de renouveau du cinéma flamand.
Néanmoins, cette apparente nécessité d’«importer» des instructeurs ou de quitter le pays pour acquérir des compétences soulève un autre problème. S’il existait bien quelques écoles de cinéma, leurs cours étaient dispensés par des cinéastes qui n’avaient eux-mêmes jamais reçu de formation formelle. Or ce n’était qu’en perfectionnant tous les maillons de la chaîne que le secteur pourrait véritablement se doter des compétences dont il avait besoin, que ce soit en matière d’écriture, de direction artistique, de photographie ou de postproduction.
Les tournants
Aujourd’hui, le VAF accorde des subventions aux productions cinématographiques et télévisuelles et aux développeurs de jeux vidéo. Il propose des cours et des ateliers et met en relation des coachs du secteur avec de nouveaux cinéastes. Il collabore également avec des écoles de cinéma et noue des partenariats avec des producteurs étrangers. Flanders Image existe toujours et fait partie du VAF.
Lancé en 2012, Screen Flanders s’efforce de faire venir des productions en Flandre et d’impliquer des artistes et des studios flamands dans des projets à l’étranger. L’institut est bien aidé dans sa mission par le tax shelter, un système d’incitants financiers lancé à peu près en même temps que la création du VAF.
Le Festival de Cannes 2022 n’était pas le premier signe de la révolution qui s’opérait au sein de l’industrie cinématographique de Flandre. «En 2009 déjà, se rappelle Karla Puttemans, trois de nos productions étaient à Cannes –De helaasheid der dingen (La merditude des choses) de Felix van Groeningen, Lost Persons Area de Caroline Strubbe et Altiplano de Peter Brosens et Jessica Woodworth. Cette année-là, on a osé affirmer que notre région avait du talent! On avait passé un cap, je le sentais au fond de moi.»
En 2012, le premier long métrage de Michaël R. Roskam, Rundskop (Tête de bœuf ou Bullhead), a été nommé pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. L’honneur de la victoire reviendra finalement deux ans plus tard à The Broken Circle Breakdown de Van Groeningen.
«Il ne fait pas de doute que la perception du cinéma belge au cours des 20 dernières années s’est métamorphosée», se félicite Christian De Schutter, directeur de Flanders Image. Il souligne l’arrivée d’une «nouvelle génération de cinéastes», tels Felix van Groeningen, Fien Troch, Michaël R. Roskam. «Tous ambitionnaient une reconnaissance internationale. À ce titre, 2021 a été une année faste pour les réalisateurs de documentaires, qui ont remporté plusieurs prix internationaux.»
Excentriques et humains
Un regard sur les films de ces réalisateurs permet de se faire une idée générale du cinéma flamand. «Les commissaires de festival nous disent que nos films sont à la fois excentriques et empreints d’une grande humanité, que nos réalisateurs abordent leur sujet avec beaucoup de compassion.»
Le premier long métrage de Van Groeningen, Steve + Sky, a été l’un des premiers films subventionnés par le VAF. Ce projet a marqué le début d’une carrière florissante, qui l’a mené en Italie, puis à Hollywood. Le réalisateur Lukas Dhont, qui a remporté le Grand prix 2022 avec Close, a quant à lui toujours travaillé avec le VAF. Il n’a pas connu l’époque précédente et a toujours été entouré de professionnels.
Coninx a traversé les décennies et continue de faire des films aujourd’hui. «La grande différence? Les compétences! C’est tellement plus professionnel maintenant, c’est le jour et la nuit.» Certains jeunes ont vraiment beaucoup de talent. Faire un film aujourd’hui est un travail complètement différent.»
Réalisateurs et réalisatrices de Flandre: les vedettes du moment
© Wikipedia
Felix van Groeningen – Il a réalisé sept longs métrages, dont De helaasheid der dingen (La merditude des choses) et The Broken Circle Breakdown, considéré comme l’un des meilleurs films du cinéma belge moderne. Les Huit Montagnes –écrit et réalisé avec Charlotte Vandermeersch– a remporté le prix du Jury au Festival de Cannes 2022.
Lukas Dhont – En passe de devenir la nouvelle figure emblématique de la Belgique à Cannes, Lukas Dhont a réalisé le très avant-gardiste Girl, qui a raflé quatre prix au festival en 2018, dont la Caméra d’Or. Close (2002), qui brosse le portrait sensible de l’évolution des relations entre deux garçons à l’aube de l’adolescence, a remporté le Grand prix.
Eva Küpper – Toujours captivants et surprenants, les nombreux documentaires de Küpper comprennent notamment Gardenia: Before the Last Curtain Falls, qui raconte l’histoire inspirante de drag-queens vieillissantes qui partent pour une dernière tournée. Son dernier film, Dark Rider, suit l’Australien Ben Felton dans sa tentative de record du monde de vitesse à moto pour un pilote aveugle.
droits réservés
Adil El Arbi et Bilall Fallah – Le duo de réalisateurs s’est fait remarquer avec son deuxième film Black, une version moderne de Roméo et Juliette entre bandes rivales à Bruxelles. Hollywood a fait appel à eux pour réaliser le troisième volet de Bad Boys, auquel ils ont donné suite cette année avec Rebel, qui traite de la radicalisation des jeunes musulmans.
Emma De Swaef et Marc James Roels – Reconnus pour avoir ravivé l’intérêt pour le stop-motion et le feutre comme matériau d’animation, De Swaef et Roels ont remporté de nombreux prix pour leurs courts métrages Oh Willy…, This Magnificent Cake! et Otto. Découvrez leur univers unique sur Netflix dans le long métrage The House, considéré comme l’un des «films d’animation en stop-motion les plus effrayants depuis des années.»